À Sir Frederick Pollock, Baronnet, Maître ès Arts, Docteur en Droit, Membre correspondant de l’Institut de France, Professeur de jurisprudence à l’université d’Oxford, etc., etc.
C’est à vous, mon cher Sir Frederick, à l’ami et à l’homme de lettres, que je dédie ce volume. Quelle que soit votre opinion comme critique sur le résultat de ce travail, je sais qu’il aura au moins un mérite à vos yeux, celui d’être un tribut d’admiration pour un écrivain dont vous appréciez si hautement le génie.
Je prends donc plaisir à inscrire votre nom en tête d’un ouvrage qui, malgré ses difficultés sans cesse renouvelées, a été plein de charme pour moi, et dont vous, linguiste savant, m’avez fait voir tous les écueils, sans toutefois chercher sérieusement à me dissuader de l’entreprise. Ne serait-ce que pour cela, je vous devrais une dette de reconnaissance.
Vous vous souvenez, sans doute, de l’idée première dont je vous fis part, touchant ce travail. J’avais déjà essayé ma plume à la traduction d’un chapitre pris au hasard dans ce livre si original, si délicat, et si parfaitement inconnu en France, petit essai que M. Charles Baxter, à l’occasion de son dernier voyage à Samoa, devait soumettre à l’auteur lui-même.
De tous ses premiers ouvrages, Prince Otto était peut-être celui pour lequel Stevenson conservait le plus d’affection, celui qu’il considérait comme le plus parfait au point de vue purement littéraire. La dédicace du roman même, les lettres de l’auteur, et plus d’un passage de ses Souvenirs en font foi. D’autre part, c’est peut-être celui de ses livres qui a eu le moins de succès populaire. Nous n’avons pas à nous en étonner. Il faut un lecteur au palais raffiné pour apprécier la saveur délicate, un esprit orné pour jouir du style si épuré et des motifs si subtilement enchaînés, de cette gracieuse histoire. Cette classe de lecteurs est nécessairement peu nombreuse. C’est ainsi que nous voyons les récits d’aventure de Stevenson, tels que L’Île au Trésor ; ses histoires fantaisistes : Le Club du suicide, Le Dynamiteur, et autres Nouvelles Mille et Une Nuits, ou bien encore Le Cas étrange du Dr. Jekyll, traduits déjà dans plusieurs langues, tandis que c’est à peine si nous entendons jamais citer Le Prince Othon à l’étranger.
J’ai sous les yeux un essai fort intéressant sur Le Roman étrange en Angleterre, de Th. Bentzon. Après avoir passé en revue plusieurs autres ouvrages de Robert Louis Stevenson : « On voit – fait remarquer cet écrivain, fort savant en tout ce qui concerne notre littérature moderne – que pour un romancier dans le mouvement, M. Stevenson a des principes vieux style.
» Dans Prince Otto, où les questions philosophiques et politiques s’entremêlent à beaucoup de paradoxes, l’auteur de New Arabian Nights nous prouve qu’il a lu Candide, et qu’il se souvient aussi d’Offenbach. Vous chercheriez en vain sur une carte la principauté de Grünewald, bien que sa situation soit indiquée entre le grand-duché aujourd’hui éteint de Gérolstein et la Bohême maritime. En revanche, le nom du premier ministre Gondremark vous rappelle un acteur de La Vie Parisienne. Dans ce badinage sérieux, un peu trop délayé, on voit le Prince Othon, un gentil prince en porcelaine de Saxe, mériter le mépris de son peuple par sa conduite indigne d’un souverain, conduite pourtant d’un galant homme très chevaleresque, mais trop épris de la chasse, des petits vers français et d’une jeune épouse qui, finalement, prête les mains à son incarcération dans une forteresse, pour être plus libre de jouer le rôle de Catherine II, ou de Sémiramis. Vous y verrez aussi comment les témoignages d’héroïsme de la jolie Séraphine se bornent à un coup de couteau donné au premier ministre qui, jaloux de gouverner en son nom, voudrait être un favori dans toute la force du terme, et comment la proclamation de la République met fin, soudain, à ces complots de cour, à ces intrigues, à ces drames secrets ; comment le Prince et la Princesse, fugitifs et dépossédés, à pied, sans le sou, se rencontrent dans la campagne, oublient leurs désastres, leurs grandeurs, et se mettent tout simplement à s’aimer, ravis, en somme, de cette chute qui les a jetés aux bras l’un de l’autre pour jamais.
» La réconciliation de Leurs Altesses sur le grand chemin est un des rares duos d’amour que nous ayons rencontrés au cours des romans qui nous occupent. Il est charmant, ce duo, car l’esprit enfin y fait trêve, l’esprit moqueur, léger, glacial et trop tendu, dont M. Stevenson abuse. »
Je vous cite ce passage en entier, car c’est la seule allusion, courte ou longue, que j’aie pu trouver en France, à un livre qui certes mérite d’y être mieux connu. De plus, cette notice isolée qui, en somme, n’est qu’à demi favorable, indique que même « Th. Benzon », critique compétent comme vous le savez, a glissé trop rapidement sur un ouvrage dont l’allure un peu française eût dû exciter plus fortement son intérêt. Elle y voit surtout des reflets de Candide. J’y verrais, moi, plus volontiers l’influence du genre introspectif, de la « sensibilité » un peu alambiquée, mais si finement nuancée de Sterne. Or, Le Voyage sentimental eût pu tout aussi bien appartenir à la littérature française, que Le Voyage autour de ma chambre.
« Les admirateurs du Prince Othon, m’écrivait un jour M. Sydney Colvin, sont peut-être un groupe moins nombreux, mais ceux-là sont les vrais Stevensoniens. » Nous avons là l’opinion d’un critique distingué. Stevenson lui-même avait pressenti qu’en écrivant ce livre il s’adressait à un cercle restreint. Qu’en dit-il dans une lettre, datée d’Hyères, en 1884, lettre que M. Edmund Gosse a eu l’amabilité de me communiquer ? « Mon roman d’Othon, qui a été si près de me massacrer, n’est même pas encore achevé, bien que (Dieu soit loué !) la fin en soit si proche maintenant que, encore quelques jours de santé tolérable, et j’espère voir enfin le toit couronner l’édifice. J’y ai mis bien du travail, et par conséquent je ne m’attends pas à lui voir trouver grande faveur auprès du public. »
Il m’avait donc semblé que cette entreprise de rendre un de ses livres favoris dans une langue que lui-même il aimait, admirait et connaissait si bien, ne pourrait que plaire à Stevenson, et j’attendais, avant de la poursuivre plus loin, d’avoir son opinion sur ma version de ce chapitre bizarre : Où il est traité d’une vertu chrétienne, que j’avais choisi comme spécimen.
Hélas ! il ne devait pas en être ainsi. Au bout de quelques semaines, la nouvelle nous parvint de la mort, au sein de son île des mers du Sud, de cet artiste admirable. Pendant quelque temps j’abandonnai l’idée de publier cette traduction, pensant que, privée du cachet spécial que la sanction de l’auteur aurait pu lui donner, elle ne pourrait plus présenter le même intérêt pour le lecteur. Plus tard, cependant, dans une lettre qu’il m’envoya des antipodes, M. Charles Baxter, vieil ami de Stevenson, et maintenant l’un de ses exécuteurs testamentaires, m’engagea vivement à y songer de nouveau. Je me remis à l’œuvre, et si Le Roman du Prince Othon, annoncé déjà depuis plus d’une année, n’a pas paru plus tôt, la faute ne m’en revient pas ; il est achevé depuis bien des mois.
Le hasard voulut que ce fût à l’ombre d’une de ces anciennes Residenzen d’Allemagne, autrefois palais de petits princes régnants, mais ne conservant plus rien de princier que la physionomie de ses façades genre rocaille, de ses jardins à terrasses, de ses allées savamment disposées pour imiter dans un espace restreint les grands parcs à la française, de ses grilles armoriées qui séparent la ville endormie de la petite cour ennuyée, et qui rappellent à l’imagination l’époque oubliée où chaque principicule teuton tâchait d’avoir son petit Saint-Germain, son Versailles en miniature, ce fut là, dis-je, que, pendant quelques semaines de printemps, passées dans ce milieu ancien régime (qui eût fort bien pu, au temps de sa prospérité, être la capitale d’Othon lui-même), je m’amusai à traduire l’histoire charmante que Stevenson avait placée dans un cadre semblable.
Ainsi que je l’ai déjà dit, la tâche de ma traduction était attrayante dès l’abord ; elle ne le devint que plus pendant l’exécution. La traduction d’un chef-d’œuvre de style peut se comparer à la reproduction par la gravure d’un tableau de maître. Dans les deux cas, la transformation est astreinte à une multitude de conventions artistiques, et le résultat, en somme, ne peut jamais être qu’une espèce de compromis. Mais cette copie est un travail rempli de révélations. Tout admirateur passionné de l’art délicat de Stevenson que j’étais déjà, je n’avais jamais mesuré complètement la perfection technique de sa méthode, la subtilité de ses nuances, avant d’avoir essayé de les reproduire dans une autre langue, quelque familière que pût m’être cette dernière.
De fait, la prose de Stevenson – travaillée, étudiée, ciselée, un peu précieuse même, prose où ainsi que dans un poème parachevé, les mots se parent de couleurs nouvelles et inimitables, et prennent une force inaccoutumée, selon la place que leur assigne dans la période le génie de l’écrivain – n’est pas traduisible dans le sens rigoureux du mot. En pareil cas, il y a deux méthodes à suivre : l’une est celle de la traduction tout à fait libre, adoptant la paraphrase partout où l’équivalent ne se rencontre pas aisément, ne cherchant qu’à rendre l’effet général, qu’à répéter dans une autre langue l’histoire imaginée par l’auteur, sans trop se préoccuper de sa manière, de son style enfin. Avec cette méthode, le résultat est un livre marqué plus spécialement au coin du talent littéraire du traducteur lui-même, mais dans lequel l’individualité du modèle se trouve singulièrement déguisée. Si jamais vous vous sentez la curiosité de voir jusqu’où peut aller la divergence d’effets de n’importe quel passage d’un seul et même ouvrage original traduit par deux écrivains différents, comparez les versions françaises du Club du Suicide, publiées respectivement par Calmann Lévy et par la maison Hetzel. La première est celle de M. Louis Despréaux, la seconde est d’un écrivain anonyme. Toutes deux sont excellentes de style et de vigueur ; mais mettez-les en regard, et c’est à peine si vous pourrez croire qu’elles sont vraiment basées sur le même texte. Il est vrai, d’autre part, que ceci est une question qui touche fort peu le lecteur ordinaire, lequel généralement s’intéresse surtout aux scènes qu’on fait dérouler sous ses yeux, et se préoccupe assez peu du style de l’œuvre première, tant que celui du traducteur ne le choque pas.
L’autre méthode, plus ardue, est de viser au même résultat littéraire tout en serrant l’original dans son caractère national, dans ses excentricités de style même, d’aussi près que le comporte le génie de la langue. Pour les admirateurs de Stevenson (et leur nombre semble augmenter rapidement en France), j’aime à croire qu’une traduction serrée, même au prix d’un effet un peu exotique parfois, doit présenter un intérêt tout particulier.
Je ne puis prévoir quelle faveur pourra trouver auprès du lecteur cette curiosité littéraire : une traduction française par un auteur anglais, mais je ne crois pas avoir perdu mon temps en essayant de rendre dans une langue qui s’y prête si bien un des ouvrages les plus caractéristiques de Robert Louis Stevenson et, à mon avis, le chef-d’œuvre de ce génie, maintenant, hélas ! et si prématurément éteint.
Egerton Castle, 1897.